II
Une Dame De La Cour

 

Peggy passa la matinée à combattre son appréhension de rencontrer Lady Guinevere Ashworth. Étant l’une des plus anciennes dames d’honneur de la reine Mary, elle jouissait d’une certaine influence ; plus important, elle était l’épouse du grand chancelier William Ashworth qui, pourtant né troisième fils d’un maître d’école, s’était hissé dans l’échelle sociale par l’intelligence, le brio et une énergie infinie, jusqu’à obtenir une bonne éducation, réaliser un excellent mariage et occuper un poste éminent. Lord William ne se faisait aucune illusion sur ses origines : il avait pris le nom de famille de sa femme en l’épousant.

Une femme reste une femme, indépendamment du rang de ses parents ou de la charge de son mari, se rappela Peggy. Lorsque la vessie de Lady Ashworth était pleine, aucun ange n’en changeait miraculeusement le contenu en vin afin de le mettre en bouteille, malgré ce que pouvait laisser croire la façon dont on prononçait son nom dans tout Camelot. C’était un niveau social auquel n’avait jamais aspiré Peggy et qui ne l’intéressait pas. Elle connaissait à peine la bonne manière de s’adresser à une fille de marquis – et chaque fois qu’elle se reprochait de ne pas s’informer sur la question, elle s’obligeait à se souvenir qu’en bonne républicaine elle se devait de déroger à l’étiquette, et avec ostentation. Après tout, aussi bien Jefferson que Franklin appelaient le roi « monsieur Stuart » et s’adressaient à lui en ces termes dans les correspondances officielles entre chefs d’État – même si on racontait que des secrétaires au ministère « traduisaient » les lettres de ce type dans un style plus formaliste, évitant ainsi des incidents diplomatiques.

Et s’il existait un espoir de prévenir la guerre qui menaçait parmi les nations américaines, il pouvait fort bien dépendre de son entrevue avec Lady Ashworth. Car, outre sa position sociale élevée – certains prétendaient que la reine elle-même prisait ses conseils en matière d’habillement –, Lady Ashworth était dirigeante de l’association anti-esclavagiste la plus importante des colonies de la Couronne : l’Association pour l’interdiction de l’esclavage. (Selon la mode en vigueur dans les colonies de la Couronne on l’appelait par ses initiales : la Pie – un acronyme guère heureux, trouvait Peggy, surtout pour un club féminin.)

La visite de ce matin risquait d’être cruciale. Peggy n’avait connu que des impasses. Après bien des mois passés en Appalachie, elle avait fini par se rendre compte que toute la pression pour le maintien de l’esclavage dans les Nouveaux Comtés émanait des colonies de la Couronne. Le gouvernement royal agitait le poing, au propre comme au figuré, pour bien faire comprendre au Congrès appalachien ce que l’abolition de l’esclavage coûterait en sang au pays. En attendant, tant que l’esclavage restait légal ne serait-ce que dans une infime partie de son territoire, l’Appalachie ne pouvait rejoindre les États-Unis d’Amérique. Et le compromis le plus simple ; c’est-à-dire permettre à ses Nouveaux Comtés esclavagistes du Tennizy, du Cherriky et du Kenituck de faire sécession, était politiquement impossible en Appalachie même.

L’issue que redoutait le plus Peggy, c’était que les États-Unis cèdent et acceptent les Nouveaux Comtés comme États esclavagistes. Une telle profanation de la liberté américaine sonnerait le glas des États-Unis, Peggy en était sûre. Et la sécession des Nouveaux Comtés ne lui paraissait guère plus acceptable, puisque la plupart des Noirs d’Appalachie continueraient de vivre sous la menace du fouet du contremaître. Non, la seule façon d’éviter la guerre, tout en gardant un semblant de dignité au peuple américain, c’était de persuader les colonies de la Couronne d’autoriser l’ensemble de l’Appalachie, des Nouveaux Comtés et le reste, à former une union avec les États-Unis d’Amérique – étant entendu que l’esclavage serait illégal dans la nation ainsi constituée.

Ses amis abolitionnistes éclataient de rire quand Peggy évoquait cette possibilité. Même son mari, Alvin, émettait des doutes dans ses lettres, mais il l’encourageait évidemment à faire ce qu’elle estimait juste. Après des centaines d’entrevues avec des hommes et des femmes dans toute l’Appalachie et au bout de quelques semaines à Camelot, Peggy aussi se sentait gagnée par le scepticisme. Et cependant, tant qu’il restait une lueur d’espoir, elle s’efforcerait de la raviver afin d’éclairer un avenir supportable. Car l’avenir révélé dans les flammes de vie de son entourage lui serait intolérable si elle savait qu’elle n’avait pas tout tenté pour empêcher la guerre qui menaçait de gorger de sang la terre d’Amérique, guerre dont l’issue restait rien moins que certaine.

Aussi, malgré son appréhension, Peggy n’avait d’autre choix que de rendre visite à Lady Ashworth. Car même si elle ne parvenait pas à rallier la dame de compagnie et son club la Pie à la cause de l’émancipation, elle arriverait bien à obtenir au moins une recommandation auprès du roi ; ainsi pourrait-elle plaider son affaire directement devant lui.

L’idée de rencontrer le roi l’effrayait moins que la perspective de rendre visite à Lady Ashworth. Peggy pouvait parler sans détours à un homme éduqué, dans un langage que tous deux comprenaient. Mais les dames du Sud, Peggy le savait déjà, étaient beaucoup plus compliquées. Tout ce qu’on disait signifiait autre chose pour elles, et tout ce qu’elles disaient n’avait rien à voir avec le sens premier des mots qu’elles employaient. Heureusement qu’on n’envoyait pas les dames du Sud à l’université. Elles étaient bien trop occupées à apprendre des langues ésotériques autrement plus difficiles à maîtriser que le grec et le latin.

Peggy dormit peu la nuit précédant son rendez-vous, mangea peu au petit-déjeuner et en garda encore moins dans le ventre. Les nausées les plus aiguës de sa grossesse étaient passées mais, dans les moments de grande nervosité, comme ce matin-là, elles revenaient en force. Elle commençait juste à distinguer l’étincelle de vie du bébé dans son ventre. Bientôt elle verrait des détails de son avenir. De simples aperçus, parce que la flamme de vie d’un bébé était chaotique et déroutante, mais il deviendrait alors réel à ses yeux, il existerait. Faites qu’il naisse dans un monde meilleur que celui-ci. Faites que mes efforts changent les avenirs de tous les bébés.

Ses doigts étaient faibles et tremblaient quand elle voulut se boutonner ; elle dut demander l’aide de la jeune esclave de la pension affectée à son étage. Comme tous les esclaves des colonies de la Couronne, la jeune Noire évitait de croiser le regard de la pensionnaire, voire de lui faire franchement face, et, malgré ses réponses à mi-voix mais claires à chacune des questions qu’elle lui posait, Peggy ne pouvait guère qualifier de conversation leurs échanges verbaux. « Excusez-moi de vous déranger, mais voudriez-vous m’aider à me boutonner ?

— Oui, ma’am.

— Je m’appelle Peggy. Et vous ?

— C’est Poissarde, ma’am.

— Appelez-moi Peggy, s’il vous plaît.

— Oui, ma’am. »

N’insistons pas. « Poissarde ? Vraiment ? Ou est-ce un surnom ?

— Oui, ma’am.

— Oui quoi ?

— Poissarde, ma’am. »

Elle refuse sûrement de comprendre ; laissons tomber. « Pourquoi votre mère vous a-t-elle trouvé un tel nom ?

— Sais pas, ma’am.

— C’est bien votre mère qui vous a nommée ainsi ?

— Sais pas, ma’am.

— Si je vous donne un pourboire pour votre service, on vous permet de le garder ?

— Pas de pourboire, s’il vous plaît, ma’am.

— Mais si vous trouvez une pièce dans la rue, est-ce qu’on vous permet de la garder ?

— Jamais trouvé d’pièce, ma’am. J’ai fini, ma’am. » L’espace d’un battement de cœur, Poissarde avait franchi la porte en s’arrêtant sur le seuil le temps de s’enquérir : « Aut’ chose, ma’am ? »

Peggy connaissait les réponses à ses questions, bien entendu, parce qu’elle voyait dans la flamme de vie de la jeune femme. Elle voyait que sa mère l’avait reléguée à d’autres femmes esclaves car il lui était difficile d’exciter le désir du maître avec un bébé accroché à ses cuisses. Et qu’une fois la femme accablée d’un ventre trop flasque suite à ses grossesses répétées, le maître avait commencé à la partager avec ses visiteurs blancs et enfin avec les contremaîtres blancs, jusqu’au jour où il l’avait donnée à Sagouin, le surveillant noir des ouvriers de la plantation. La mère de Poissarde n’avait pas enduré la honte d’en être réduite à se prostituer avec des Noirs et elle s’était pendue. C’est Poissarde qui l’avait trouvée. Peggy avait vu tous ces événements défiler comme l’éclair dans l’esprit de la jeune esclave lorsqu’elle s’était informée sur sa mère. Mais cette histoire, Poissarde ne l’avait jamais racontée et ne la raconterait jamais.

De la même façon, Peggy avait vu que la fille d’étage devait son nom au fils du premier propriétaire auquel on l’avait vendue après le suicide de sa mère. On l’avait désignée pour être sa servante personnelle, et la première servante de la résidence lui avait expliqué ce qu’il fallait entendre par là : qu’elle devait faire tout ce que le fils du maître lui demandait. Poissarde ne sut jamais si c’était vraiment le sens de sa tâche. Le jeune homme ne lui avait jeté qu’un regard, avait décrété qu’elle sentait le poisson et qu’il ne l’accepterait jamais dans sa chambre. On l’avait affectée à d’autres travaux durant les mois qu’elle avait ensuite passés à la résidence, mais le nom de Poissarde lui était resté et, lorsqu’on l’avait vendue à une pension de la ville de Camelot, elle l’avait gardé. Il valait encore mieux que celui que lui avait donné sa mère : Petit Laideron.

Quant au pourboire, dès qu’un esclave de la maison se faisait prendre en possession d’argent, on présumait qu’il l’avait volé, alors on le déshabillait, on le marquait au fer et on l’enchaînait dans la cour pour une semaine. Les esclaves marchaient peut-être tête baissée, mais dans cette demeure, au moins, ils ne voyaient aucune pièce par terre.

La plus grande frustration pour Peggy, c’était qu’elle ne pouvait pas dire à l’esclave : « Poissarde, il ne faut pas désespérer. Vous vous sentez impuissante, vous n’avez effectivement aucun recours en dehors de votre mépris revêche, de votre indolence volontaire, des petites rébellions auxquelles vous pouvez vous livrer sans risque pour votre vie. Mais nous sommes quelques-uns, un grand nombre même, à vouloir vous libérer. » Car, en admettant que Peggy le lui dise, pourquoi Poissarde croirait-elle une femme blanche ? Et, en admettant qu’elle la croie, que devrait-elle alors faire ? Si sa conduite changeait d’un iota de son obséquiosité coutumière, il lui en cuirait, et l’émancipation n’arriverait que dans bien des années, si elle arrivait un jour.

Aussi Peggy supporta-t-elle la distance et la haine inexprimées de Poissarde, quand bien même elle savait ne pas les mériter. Sa peau noire faisait d’elle une esclave dans ce pays ; donc ma peau blanche fait de moi son ennemie, car si elle se permettait la moindre liberté avec moi et m’abordait avec un sentiment ressemblant à de l’amitié ou de l’égalité, elle risquerait d’horribles souffrances.

En de tels moments Peggy se disait que ses amis abolitionnistes belliqueux de Philadelphie avaient peut-être raison : seuls le sang et le feu pourraient purger l’Amérique de ce péché.

Elle chassa cette idée d’un haussement d’épaules, comme toujours. La plupart des gens qui participaient à la déchéance des Noirs ne savaient pas ce qu’ils faisaient, ou ils étaient faibles et craintifs. L’ignorance, la faiblesse et la peur causaient de grands torts, mais ce n’étaient pas à proprement parler des péchés et on pouvait plus utilement les corriger que les punir. Seuls les cœurs qui se délectaient de l’avilissement des démunis et cherchaient la moindre occasion de tourmenter les captifs noirs méritaient le sang et les horreurs de la guerre. Et la guerre ne se souciait jamais d’infliger des souffrances à qui les méritait.

À présent boutonnée, Peggy allait rendre visite à Lady Ashworth et voir si une lueur chrétienne éclairait la flamme de vie d’une dame d’honneur.

 

*

 

Des voitures de louage maraudaient dans les rues de Camelot, mais Peggy n’avait pas les moyens de s’offrir un tel luxe. Le trajet à pied n’avait rien de déplaisant, tant qu’elle évitait King’s Street où la circulation des chevaux était si intense qu’on n’aurait su dire s’il y avait des pavés sous le crottin dont des éclaboussures, au passage des sabots et des roues, giclaient toujours sur les vêtements. Et elle n’empruntait évidemment jamais Water Street qui baignait dans une odeur de poisson si forte qu’elle continuait d’imprégner les habits pendant des jours, quand bien même on les aérait tant et plus.

Mais les rues secondaires étaient plutôt agréables avec leurs jardins bien tenus qu’inondaient de couleurs les floraisons flamboyantes et auxquels le vert lumineux du feuillage donnait des allures d’éden. L’atmosphère y était lourde, mais une brise soufflait d’ordinaire de la mer. Toutes les maisons étaient conçues pour bénéficier du moindre courant d’air, et des galeries hautes de deux étages abritaient du soleil les demeures les plus cossues sur toute leur longueur. Elles leur fournissaient une ombre épaisse durant les après-midi caniculaires, et déjà, alors qu’il n’était pas encore midi, des esclaves sur de nombreuses galeries disposaient de la limonade glacée et se préparaient à mettre en branle les chasse-mouches.

De jeunes enfants bondissaient énergiquement sur les étranges bancs flexibles prévus pour le jeu. Peggy n’avait jamais vu d’appareils de ce genre avant de venir ici, pourtant ils étaient plutôt simples à réaliser : il suffisait d’installer une planche solide entre deux supports à chaque bout, sans rien pour la soutenir au milieu, et un enfant pouvait sauter dessus et rebondir, comme propulsé par un lance-pierre. Peut-être qu’ailleurs un objet aussi peu pratique, destiné uniquement à s’amuser, passerait pour un luxe scandaleux. Ou peut-être qu’ailleurs il ne venait pas à l’idée des adultes de se tracasser juste pour faire plaisir à leur progéniture. Mais à Camelot on traitait les enfants comme de jeunes aristocrates – à bien y réfléchir, ils l’étaient pour la plupart, ou du moins leurs parents voulaient les faire passer pour tels.

Comme si souvent déjà, Peggy s’étonna des contradictions : des êtres si prévenants avec leurs bambins, si indulgents, si joviaux, et qui pourtant trouvaient naturel de former ces mêmes bambins à ordonner qu’on déshabille ou qu’on fouette les esclaves qui les contrariaient, ou qu’on démembre et vende une famille.

Bien entendu, peu de demeures en ville possédaient des terrains assez grands pour qu’on y donne correctement le fouet. On conduisait l’esclave incriminé au marché où il recevait sa punition, ainsi les gémissements et les pleurs ne gênaient-ils pas les conversations des salons et salles de réception des belles maisons.

Quelle était la vérité de ces gens ? Leur amour pour leurs enfants, pour le roi et leur pays, pour l’éducation classique dans laquelle ils excellaient, tout était sincère. Tout en eux dénotait l’éducation, le goût, la générosité, l’ouverture d’esprit, l’hospitalité – bref, la civilisation. Et pourtant, juste sous la surface, affleuraient une brutalité désinvolte et une honte profonde qui empoisonnaient chacun de leurs actes. C’était comme si deux villes occupaient le même site. Camelot, la cité raffinée du roi en exil, était le siège de la danse et de la musique, de l’éducation et de la conversation, de la lumière et de la beauté, de l’amour et du rire. Mais, par pure coïncidence, l’ancienne localité de Charleston y existait toujours avec ses bâtiments qui épousaient le tracé de Camelot, mur pour mur, porte pour porte. Seuls les habitants différaient, car Charleston incarnait les marchés aux esclaves, les bébés métis revendus des maisons de leurs propres pères, les coups de fouet et les humiliations, et – à la fois graine, racine, feuille et fleur de cette ville maléfique – la haine et la crainte des Noirs comme des Blancs vivant en guerre les uns contre les autres, les premiers perpétuellement voués à la défaite, les seconds à une peur de…

De quoi ? De quoi avaient-ils peur ?

De la justice.

Et elle s’aperçut alors de ce qu’elle n’avait pas vu dans la flamme de vie de Poissarde : le désir de vengeance.

Pourtant, c’était impossible. Quel être humain pouvait endurer une telle iniquité permanente et ne pas réclamer à grands cris, du moins dans le silence de son âme, l’égalité qui lui était due ? Poissarde était-elle humble au point de tout pardonner ? Non, sa résistance bougonne ne recelait aucune piété. La haine l’habitait. Et cependant absolument personne n’envisageait, n’imaginait ni ne projetait le moindre châtiment, pas plus personnel que divin. Personne ne nourrissait même l’espoir de l’émancipation ou de la fuite.

Alors qu’elle suivait les rues sous le soleil de midi, elle fut presque prise d’étourdissement en comprenant ce qui se passait sûrement, non seulement chez Poissarde, mais chez tous les esclaves qu’elle avait croisés ici, à Camelot. Elle n’arrivait pas à tout lire dans leurs flammes de vie. Ils avaient la faculté de lui cacher une partie de leurs pensées. Parce qu’il était impossible de les supposer dépourvus de tels sentiments : il s’agissait d’êtres humains, et tous les Noirs qu’elle avait connus en Appalachie rêvaient de châtiment, d’affranchissement ou de fuite. Non, si elle ne voyait pas ces passions-là chez les esclaves de Camelot, ce n’était pas parce qu’ils ne les éprouvaient pas, mais parce qu’ils avaient appris d’une manière ou d’une autre à assimiler un mensonge si profondément qu’il existait jusque dans leur flamme de vie.

Et Peggy en venait à douter de tout. Car il était une chose sur laquelle elle avait toujours compté : nul ne pouvait lui mentir sans qu’elle le sache. Il en était ainsi depuis quasiment sa naissance. Une des raisons pour lesquelles on n’aimait généralement pas rester trop longtemps en présence d’une torche – même si peu d’entre elles arrivaient à distinguer ne serait-ce qu’une petite partie de ce que voyait Peggy. Chacun craignait de savoir ses pensées secrètes découvertes et révélées à tous.

Quand Peggy était petite, elle ne comprenait pas pourquoi les adultes se fâchaient tellement quand elle répondait à ce qu’elle lisait dans leur flamme de vie plutôt qu’aux phrases qu’ils lui débitaient. Mais qu’y pouvait-elle ? Quand un marchand ambulant lui tapotait la tête et annonçait « J’ai quèque chose pour la p’tite, j’parie ! » elle écoutait à peine ses paroles, elle avait bien assez à faire avec ce que lui disait sa flamme de vie, sans parler de la flamme de vie de son père et de tout l’entourage. Elle répondait forcément : « Mon pap, l’est pas bête ! Il connaît que vous l’embernez ! »

Mais les gens lui en voulaient tellement qu’elle avait appris à se taire sur tous leurs mensonges et leurs secrets. Sa réaction était de tenir sa langue et de rester muette. Heureusement, elle avait appris le silence avant d’être en âge de comprendre les secrets vraiment inavouables qui auraient détruit sa famille. Le silence lui rendait bien service, tellement bien que certains clients de l’auberge de son père la prenaient vraiment pour une muette.

Il lui fallait pourtant converser avec les voisins et les autres enfants de son âge. Et elle avait longtemps éprouvé de la colère en constatant que les paroles des gens ne s’accordaient jamais parfaitement à leurs envies ou à leurs souvenirs, et qu’elles en exprimaient parfois l’exact contraire. C’est seulement petit à petit qu’elle avait remarqué une chose : la plupart du temps, les gens mentaient pour être aimables, ou miséricordieux ou, au minimum, polis. Si une mère trouve sa fille quelconque, est-ce mal de sa part de lui mentir et de lui dire qu’elle aime son visage rayonnant quand elle sourit ? Quel bien ferait-elle en dévoilant le fond de sa pensée ? Et le mensonge donne à la fillette plus de joie à grandir, et donc plus de charme.

Peggy commença de comprendre que la valeur d’une déclaration dépend rarement de sa véracité. Très peu de discours humains respectent la vérité, elle le savait mieux que personne. L’important, c’est le but de la tromperie. Part-elle d’un bon sentiment ou du désir d’en tirer avantage ? Vise-t-elle à faciliter des relations sociales ou à grandir l’orateur aux yeux d’autrui ?

Peggy était devenue experte en mensonges. Les bons sont motivés par l’amour ou la bienveillance, veulent éviter de la peine à quelqu’un, protéger l’innocent ou dissimuler des sentiments dont le discoureur a honte. Les neutres englobent les artifices de courtoisie qui permettent aux conversations de se poursuivre calmement sans conflits aussi superflus que stériles. Comment allez-vous ? Très bien.

Les mauvais mensonges ne se rangent pas tous dans la même catégorie non plus. L’hypocrisie ordinaire, agaçante, ne fait pas grand mal, sauf si l’hypocrite se démène pour reprocher aux autres des fautes que lui-même commet mais dissimule. Le menteur irréfléchi n’a apparemment aucun égard pour la vérité et ment par habitude ou pour s’amuser. Le menteur cruel, en revanche, recherche les peurs les plus grandes de ses victimes puis ment pour les faire souffrir ou les mettre en position de faiblesse ; ou il cancane pour détruire quiconque lui déplaît, l’accuse le plus souvent à tort des péchés que lui-même rêve de commettre. Puis il y a le menteur professionnel qui raconte ce qu’il faut pour pousser ses auditeurs à agir selon sa volonté.

Et, malgré ses dons de torche – une torche d’ailleurs peu commune, capable de saisir l’éclat fugitif d’un enfant dans le ventre de sa mère –, même Peggy avait régulièrement des difficultés à distinguer le motif derrière un mensonge, en partie parce qu’un grand nombre de motifs entraient souvent en conflit. La peur, la faiblesse, le désir de plaire – tous pouvaient engendrer des mensonges qui, chez un autre individu, procéderaient peut-être de la méchanceté ou de la cruauté ; et dans leurs flammes Peggy ne voyait pas aisément la différence. Il fallait du temps ; elle devait comprendre leur mode de vie pour découvrir la qualité de leur âme et la finalité de tous leurs mensonges.

Chaque mensonge qu’on lui disait suscitait tellement de questions qu’elle désespérait de répondre à aucune en dehors des plus évidentes. Même quand elle connaissait la vérité que masquait un mensonge, que valait-elle réellement, cette vérité ? La mère qui trouve sa fille laide lui ment peut-être en affirmant que son sourire l’embellit – mais la mère peut parfaitement se tromper, son mensonge être vérité aux yeux d’un autre observateur. La plupart des « vérités » auxquelles croient les gens, et qu’ils contredisent donc par leurs mensonges, ne sont pas du tout vraies objectivement. La vraie vérité – ce que sont, étaient ou deviendront les choses – est quasi impossible à connaître. Entendez, on connaît souvent la vérité, mais on connaît tout aussi souvent des faits erronés, et on ne dispose d’aucun moyen efficace de les différencier. Ainsi, Peggy avait beau toujours voir ce qu’un individu estimait la vérité au moment où il proférait ses mensonges, elle n’en connaissait pas pour autant la vérité vraie.

Après des années passées à débrouiller les mensonges et à s’apercevoir qu’ils disaient souvent davantage de vérité que la « vérité » qu’ils dissimulaient, Peggy en était venue à la conclusion que ce dont elle avait besoin, ce n’était pas un meilleur sens de la vérité, mais tout bonnement l’aptitude à entendre un mensonge et à réagir comme si elle ne savait rien d’autre.

C’est une fois arrivée à Dekane, après sa fuite du foyer familial, qu’elle avait appris, sous la tutelle de madame Modesty, à entendre à la fois les mots et la flamme de vie, telle une équilibriste, mais en s’arrangeant pour que sa voix, son visage et ses gestes ne réagissent qu’aux mots. Elle pouvait à l’occasion se servir des renseignements qu’elle trouvait enfouis dans les flammes de vie de ses interlocuteurs, mais jamais de manière à leur faire comprendre qu’elle était au courant de leurs secrets les plus intimes. « Même celles d’entre nous qui ne sont pas des torches doivent apprendre ces techniques, disait madame Modesty. L’aptitude à se conduire comme si on ignorait ce qu’on sait parfaitement est l’essence de la courtoisie et de la grâce. » Peggy avait appris lesdites techniques au même titre que la musique, l’histoire, la géographie, la grammaire et les classiques de la philosophie et de la poésie.

Mais il n’y avait pas à jouer les équilibristes avec les esclaves de Camelot. Ils étaient capables de lui cacher leur cœur.

Le faisaient-ils délibérément parce qu’ils connaissaient son talent de torche ? Peu probable : ils ne pouvaient pas tous sentir à ce point ses dons secrets. Non, les rêves intimes des esclaves lui restaient cachés parce qu’ils leur restaient cachés à eux aussi. Voilà comment ils survivaient. Ignorant leur propre rage, ils ne risquaient pas de la révéler par inadvertance. Les parents esclaves devaient apprendre à leurs enfants à la dissimuler si profondément qu’ils n’arrivaient pas à la trouver eux-mêmes.

Et pourtant elle était là. Elle était là qui couvait. Réduisait-elle leur cœur en cendres qui se refroidissaient peu à peu ? Ou en lave dans l’attente de l’éruption ?

La demeure des Ashworth n’était pas la plus grande ni la plus distinguée, mais elle n’en avait nul besoin puisque les propriétaires pouvaient élire domicile dans au moins une demi-douzaine de domaines immenses dans l’ensemble des colonies de la Couronne. La maison en ville pouvait donc rester relativement modeste sans perte de prestige.

On y reconnaissait cependant les signes extérieurs de la vraie richesse. Tout était parfaitement entretenu. La cloche émit une note musicale. La porte de la rue s’ouvrit sans bruit sur ses gonds. Le plancher de la galerie inférieure ne grinça pas, tant la maison était solidement bâtie – même la galerie ! Et les meubles n’y portaient nulle trace de patine ; à l’évidence on devait les rentrer dès que le temps se gâtait, ou alors on les remplaçait tous les ans. Le souci du détail. L’étalage de gens à la fortune inépuisable et au goût irréprochable.

L’esclave qui lui ouvrit la porte et l’introduisit dans la maison était un homme noueux entre deux âges dont la livrée ajustée donnait l’impression qu’il était né dedans et qu’elle avait grandi en même temps que lui. Ou peut-être s’en dépouillait-il régulièrement comme un serpent pour laisser apparaître une nouvelle tenue par-dessous. Il ne prononça pas une parole et ne regarda pas un seul instant la visiteuse. Elle se présenta par son nom lorsqu’il ouvrit la porte ; il recula d’un pas et la fit entrer. Par son attitude, par des gestes extrêmement subtils, il lui indiqua quand le suivre et où attendre.

Son mutisme permit à Peggy de fouiller sa flamme de vie sans qu’on l’interrompe, et, maintenant qu’elle avait compris, elle put chercher la partie manquante. Car une partie manquait bel et bien : la dignité bafouée, l’anxiété, la peur, la rage. Tout avait disparu. Seul le service occupait les pensées du serviteur, seules les tâches qu’il avait à remplir, et de quelle manière. Une concentration intense sur la routine de la maison.

Mais c’était impossible. Il ne pouvait pas vivre sa vie avec des pensées aussi singulières. Personne ne le pouvait. Où étaient les distractions ? Où étaient les gens qu’il appréciait ou aimait ? Où était son humanité ?

Les propriétaires d’esclaves avaient-ils réussi dans cette maison ? Avaient-ils arraché la vie même des cœurs de ces gens ? Avaient-ils réussi à faire d’eux ce dont ils ne cessaient de les qualifier : des animaux ?

Le serviteur était parti, et sa flamme de vie était si pâle que Peggy eut du mal à suivre son trajet à travers la demeure.

Comment s’appelait-il ? Son nom était-il caché lui aussi ? Non, il était là : Lion. Mais il ne s’agissait que d’un nom qu’on lui avait donné à son arrivée dans la maison. Lord et Lady Ashworth aimaient apparemment donner à leurs esclaves des noms d’animaux nobles. Comment un nom aussi éphémère pouvait-il être celui que renfermait sa flamme de vie ?

Il en existait un autre caché profondément quelque part en lui. Comme il devait aussi en exister un chez Poissarde – un nom encore plus enfoui que Petit Laideron. Et là où se cachait le nom, elle trouverait la vraie flamme de vie. Chez Poissarde, chez Lion, chez tous les Noirs dont les mains accomplissaient le travail de cette ville.

« Ma’am Larner », fit une voix douce. Une femme cette fois, vieille et ridée, les cheveux gris acier. Son costume à elle pendouillait comme un sac sur un piquet de clôture, mais on n’allait pas en faire grief à la maison – aucun vêtement n’aurait pu convenir à une carcasse aussi ratatinée. Peggy se demandait si c’était à mettre au crédit de la famille de garder une esclave aussi âgée dans le personnel, ou s’il fallait en déduire qu’on l’utilisait jusqu’à ses dernières forces.

Non, non, ne sois pas cynique, se dit-elle. Lady Ashworth est la présidente de la Pie, notoirement engagée dans la lutte contre l’esclavage. Elle ne laisserait sûrement pas cette vieille femme guider les visiteurs dans la maison si elle pensait donner une image négative d’elle-même.

La vieille femme se déplaçait avec une lenteur exaspérante, mais Peggy la suivit avec patience. Ici, on l’appelait Biche mais, au grand soulagement de Peggy, sa flamme de vie n’était ni pâle ni cachée, aussi trouva-t-elle facilement son vrai nom, un mot africain qu’elle entendait dans sa tête mais que ses lèvres étaient incapables de former. Elle savait pourtant ce qu’il voulait dire. C’était une espèce de fleur. Cette femme avait été enlevée par des pillards d’un autre village quelques jours seulement avant son mariage et vendue trois fois en trois jours avant de voir son premier visage blanc : celui d’un capitaine de bateau portugais. Ensuite la traversée, son premier propriétaire en Amérique, ses difficultés à apprendre assez d’anglais pour comprendre ce qu’on lui ordonnait de faire. Les fois où on l’avait giflée, privée de manger, déshabillée, fouettée. Aucun de ses maîtres blancs ne l’avait violée, mais on l’avait élevée comme une jument et, des neuf enfants qu’elle avait portés, on ne lui en avait laissé que deux après leur troisième anniversaire. Ceux-là, une fille et un garçon, avaient été vendus dans la région, et elle les voyait de temps en temps, même encore aujourd’hui. Elle connaissait aussi trois de ses petits-enfants, parce que sa fille avait été quasiment concubine de son maître, et…

Et ces trois petits-enfants étaient libres.

Étonnant. C’était illégal dans les colonies de la Couronne, pourtant Peggy voyait dans la flamme de vie de cette femme que Biche y croyait vraiment.

Puis une autre surprise encore plus grande. Biche elle-même était libre, et ce depuis cinq ans. Elle touchait un salaire et bénéficiait d’une toute petite chambre à titre gracieux dans la maison.

Voilà pourquoi sa flamme de vie était si facile à trouver. Le souvenir de l’amertume et de la colère était là, mais Lord Ashworth avait affranchi l’esclave le jour de ses soixante-dix ans.

Merveilleux, songea Peggy. Après moins de six décennies d’esclavage, quand elle avait déjà vécu plus longtemps que la grande majorité des esclaves, que son corps s’était flétri et ses forces enfuies, alors seulement on l’avait affranchie.

Une fois de plus, Peggy se força à ne pas tomber dans le cynisme. Elle trouvait peut-être ridicule de libérer Biche si tard dans sa vie. Mais pour Biche l’événement était d’importance. Il lui avait ouvert le cœur. Elle ne se souciait plus désormais que de ses trois petits-enfants. Et de gagner son salaire en servant dans cette maison.

Biche conduisit Peggy par un large escalier au premier étage de la demeure. Tout le monde vivait au-dessus de celui de la rue. En fait, Biche la conduisit encore plus haut, à un étage somptueux. Là, elle la dirigea, non pas vers un salon de réception, mais vers la galerie et, oui, les fauteuils en rotin, le pichet de limonade glacée, les chasse-mouches en mouvement, le jeune esclave affublé d’un éventail presque aussi grand que lui et, debout près d’une plante en pot, un arrosoir à la main. Lady Ashworth en personne.

« C’est si aimable à vous de venir, madame Larner, dit-elle. J’ai eu peine à croire ma bonne fortune quand j’ai appris que vous trouveriez le temps, malgré votre journée chargée, de passer me rendre visite. »

Lady Ashworth était beaucoup plus jeune et jolie que ne s’y était attendue Peggy, elle portait des vêtements plutôt confortables et ses cheveux réunis en un chignon tout simple. Mais ce fut l’arrosoir qui surprit Peggy. Il avait tout l’air d’un outil, et arroser une plante relevait du travail manuel. Dans les familles employant des esclaves, les dames ne s’abaissaient pas à ce genre de tâche.

Lady Ashworth nota l’hésitation de Peggy et en comprit la raison. Elle se mit à rire. « Je trouve que certaines plantes délicates poussent mieux quand je m’en occupe moi-même. Je ne fais pas davantage qu’Adam et Ève au paradis – ils entretenaient le jardin, n’est-ce pas ? » Elle reposa l’arrosoir, s’assit avec élégance dans un fauteuil de rotin près de la table où attendait le pichet, et invita du geste Peggy à l’imiter. « Et puis, madame Larner, il faut se préparer à la vie qui suivra l’abolition de l’esclavage. »

Une fois encore, Peggy fut étonnée. Dans les pays esclavagistes, le mot « abolition » était aussi poli que certains des jurons les plus pittoresques d’un rat de rivière.

« Oh, mon Dieu, fit Lady Ashworth, mon langage a dû vous choquer, je le crains. Mais c’est bien la raison qui vous amène, non, madame Larner ? Ne partageons-nous pas le même espoir d’abolir l’esclavage partout où c’est possible ? Alors, si nous y parvenons, il faudra bien que je sache effectuer quelques tâches moi-même. À vous maintenant, vous n’avez pas dit un mot depuis votre arrivée. »

Peggy se mit à rire, embarrassée. « C’est ma foi vrai. C’est aimable à vous d’avoir souhaité me voir. Et je peux vous assurer que les grandes dames des États-Unis ne se mouillent pas les bras dans l’eau de vaisselle. Des servantes salariées se chargent des tâches communes.

— Mais à plus grands frais, dit Lady Ashworth. Elles veulent leurs salaires en espèces sonnantes et trébuchantes. Nous n’utilisons guère d’argent ici. C’est très saisonnier. Les acheteurs français et anglais arrivent en ville, nous vendons notre coton et notre tabac, puis nous payons tous les ouvriers qualifiés pour l’année. Nous ne portons pas d’argent sur nous, nous n’en gardons pas chez nous. Je ne crois pas que nous conserverions beaucoup de serviteurs non rémunérés avec un tel système. »

Peggy soupira intérieurement. Car la flamme de vie de Lady Ashworth donnait une tout autre version. Elle arrosait elle-même ses pots parce que les esclaves noyaient volontairement les plantes importées les plus coûteuses et les faisaient crever petit à petit. Une pénurie imaginaire de liquidités n’avait rien à voir avec le fait de garder ou non des serviteurs non rémunérés, car les familles aisées disposaient toujours d’argent à la banque. Quant à l’abolition, le mot répugnait à Lady Ashworth tout autant qu’à n’importe quel autre propriétaire d’esclaves. En l’occurrence, Peggy aussi lui répugnait. Mais elle admettait la nécessité d’une certaine restriction de l’esclavage afin de calmer l’opinion publique en Europe et aux États-Unis, et elle ne comptait laisser d’autre initiative à la Pie que d’en interdire la pratique dans certaines régions des colonies de la Couronne où le terrain et l’économie la rendaient peu rentable de toute façon. Lady Ashworth avait toujours réussi à convaincre les Nordistes de son intransigeance sur l’esclavage, et elle espérait obtenir le même résultat avec Peggy.

Mais Peggy était résolue à ne pas se laisser traiter avec un tel mépris. Il suffisait de trouver dans la flamme de vie de Lady Ashworth quelques mauvais traitements récemment infligés à ses esclaves. « Peut-être qu’au lieu de manier l’arrosoir, dit-elle, vous pourriez montrer votre soutien à la cause de l’abolition en ramenant les deux esclaves qui sont enchaînés debout et dévêtus au chantier de construction en plein soleil et sans eau. »

Le visage de Lady Ashworth ne trahit aucune émotion, mais Peggy vit la fureur et la peur bondir en elle. « Dites donc, madame Larner, je crois bien que vous avez mené votre petite enquête.

— Les noms des esclaves et de leurs propriétaires sont placardés au vu de tout le monde, répliqua Peggy.

— Peu de nos visiteurs nordistes fouinent dans nos affaires domestiques en s’introduisant dans notre parc disciplinaire. »

Peggy comprit trop tard que les gardes de la cour disciplinaire – pas vraiment un « parc » – ne l’auraient jamais laissée entrer. Pas sans une lettre d’introduction. Et Lady Ashworth allait sûrement vouloir savoir qui avait fourni à une radicale du Nord comme Peggy un tel passeport. Lorsqu’elle découvrirait qu’aucune lettre de ce genre n’existait et que la jeune femme n’était pas allée dans la cour disciplinaire, elle penserait… quoi ? Qu’elle était secrètement une torche ? Peut-être. Mais plus vraisemblablement qu’un des Noirs de la maisonnée lui avait parlé.

S’ensuivraient des sanctions pour les deux seuls avec lesquels elle avait eu un contact : Biche et Lion. Peggy regarda dans les avenirs qu’elle venait de générer et vit Lady Ashworth écouter la confession de Biche en sachant pertinemment que la vieille femme mentait afin de protéger Lion.

Et que ferait Lady Ashworth ? Lion, refusant d’avouer, aurait droit au fouet et, dans les avenirs où il survivait au châtiment, serait vendu vers l’ouest. Biche serait renvoyée de la maison car, même si elle n’avait pas fourni le moindre renseignement à Peggy, elle s’était montrée plus loyale envers un autre Noir qu’envers sa maîtresse. En tant que Noire libre d’un âge avancé, elle en serait réduite à vivre de restes que lui donneraient d’autres esclaves charitables, lesquels s’exposeraient à des inculpations de vol chez leurs maîtres pour chaque portion de nourriture offerte à Biche.

L’heure était au mensonge. « Croyez-vous être la seule… abolitionniste… de Camelot ? fit Peggy. La différence, c’est que certaines autres sont sincères. »

Aussitôt la flamme de vie de Lady Ashworth montra des avenirs nouveaux. Elle allait désormais soupçonner les autres femmes de la Pie. Laquelle d’entre elles avait dénoncé son hypocrisie en parlant à Peggy, ou en lui écrivant au sujet de ses esclaves qu’on châtiait en ce moment ?

« Êtes-vous venue chez moi pour m’insulter ?

— Pas plus que pour être insultée moi-même, dit Peggy.

— Qu’ai-je fait pour vous insulter ? » demanda Lady Ashworth. Ce qu’elle ne dit pas mais que la jeune femme entendit aussi distinctement que ses paroles, c’est qu’il était impossible pour Lady Ashworth d’insulter Peggy, parce que Peggy n’était personne.

— Vous avez osé prétendre partager l’espoir d’abolir l’esclavage partout où c’est possible, mais vous savez fort bien que vous n’avez aucune intention de vivre même un seul jour de votre existence sans esclaves et que tous vos efforts visent à calmer des Nordistes comme moi. Vous participez de la stratégie de votre époux en matière de relations étrangères, et vous êtes aussi déterminée à maintenir l’esclavage dans les Nouveaux Comtés que n’importe qui des colonies de la Couronne. »

La façade de bonne humeur finit par se lézarder. « Comment vous permettez-vous, espèce de petite rien du tout suffisante ? Croyez-vous que je ne sais pas que votre mari est un vulgaire ouvrier du nom de Smith ? Personne n’a jamais entendu parler de votre famille, et vous venez d’un pays bâtard qui trouve naturel de mélanger les races et traite les gens de qualité comme le rebut de la rue.

— Enfin, fit Peggy, vous consentez à me parler honnêtement.

— Je ne consens pas du tout à vous parler ! Sortez de ma maison ! »

Peggy ne bougea pas de son siège. Elle empoigna même le pichet de limonade et s’en servit un grand verre. « Lady Ashworth, votre besoin de créer l’illusion d’une émancipation progressive n’a pas changé. En fait je crois que vous et moi avons beaucoup plus de choses à nous dire, maintenant que nous ne nous mentons plus. »

Il était amusant de voir Lady Ashworth réfléchir aux conséquences d’une mise à la porte de Peggy – un incident qui se saurait sûrement dans tout le Nord, du moins dans les cercles d’abolitionnistes.

« Que voulez-vous, madame Larner ? demanda-t-elle d’un ton glacial.

— Je veux, répondit Peggy, une audience avec le roi. »

Flammes de vie
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